Pourquoi un homme reste-t-il des heures durant dans son atelier à tenter d’extraire de ce fond de silence qui l’habite – inaltérable malgré la corruption des sentiments – une forme capable de manifester la beauté occultée de notre monde? Pourquoi un homme poursuit-il, année après année, un travail solitaire en un temps où les politiques culturelles, les médias, la communication, l’argent, les revendications artistiques de la société ont réduit l’acte créateur essentiel à une parodie, une caricature, un geste pornographique? Parce qu’il ne peut faire autrement. Parce que seule l’intensité de son besoin peut l’ouvrir au monde vibratoire de la peinture. Parce que le temps nous est compté qui saura nous révéler à nous-mêmes. Parce que… à la vérité, il n’en sait rien.
Ce qu’il sait, en revanche, c’est qu’il croit à l’évidence libératrice de l’expérience artistique, alors qu’autour de lui l’époque porte fièrement ses chaînes; ce qu’il sait, pour le vivre au quotidien, c’est qu’il ne doit pas se soucier de l’aveuglement des sociétés humaines dont le niveau d’être est largement au-dessous de l’étiage minimal permettant à la vie de circuler; ce qu’il sait de toute éternité c’est que la recherche de l’expression juste ne s’acquiert nulle part sinon dans la qualité du regard qui dévoile ce qui n’a pas de forme mais l’inspire. Est-ce la situation de Renaud Jacquier-Stajnowicz aujourd’hui? Oui, si j’en crois son attitude perméable au doute, son questionnement tenace devant son travail en cours, véritable termite qui ronge le bois vermoulu des certitudes,
Après 40 ans de pratique à cheminer sur une voie que les panneaux indicateurs (qui les a plantés là?) désignent du terme d’art concret, d’abstraction géométrique, il s’interroge sur le sens de son entreprise et reconnaît que la résistance de la matière, la contrainte qu’elle impose, le sauve d’une certaine arrogance. Peut-être les tâtonnements aveugles du début ont-ils préservé une authentique sincérité qui s’épanouit dans le face-à-face avec la substance en devenir, pas encore oeuvre, car le châssis, squelette du tableau, la toile, la peinture l’ont conduit tout naturellement à travailler dans l’espace comme un sculpteur, à se confronter à des formes qui ne se laissent pas saisir aisément, le défient même dans sa position d’artiste pour le ramener au rôle plus consistant de menuisier, sciant, découpant, mesurant, jusqu’à ce que le tableau apparaisse comme l’élément d’un ensemble qui tout à la fois le dépasse et à qui il donne cependant sa légitimité.
C’est que l’espace est d’abord le lieu du corps, son champ d’expérimentation, sa réalité immédiate. L’espace, le sol, les murs obligent Renaud Jacquier-Stajnowicz à prendre conscience de la masse qu’il est, à réaliser le rôle du corps dans le processus de création. Une prise de conscience provoquée principalement par la méthode Feldenkreis, ensemble de techniques corporelles qui libèrent les mouvements de leur gangues d’habitudes, et qui a orienté le peintre vers le monochrome, l’abstraction, pour aller toucher l’os, au-delà du visuel, aboutissement d’une recherche formelle de plusieurs décennies. Conséquence: sa lecture est désormais sensorielle et non pas visuelle. C’est un travail pleinement physique, reconnu comme tel, où les diverses énergies qui traversent le corps doivent s’harmoniser pour soutenir le geste juste, prolongement d’une pensée exacte, qui trouvera son achèvement dans l’objet créé.
En art, le chemin de la sensation est la voie royale, sauf que la plupart des artistes ont une perception intellectuelle de la sensation. C’est une sensorialité mentale, alors qu’est requise une intelligence sensible, organique. C’est la qualité de l’artisan véritable. En fabriquant les châssis dont il a besoin, Renaud Jacquier-Stajnowicz se fait artisan, il dessine un plan comme un géomètre, il travaille des diagonales qui rencontrent des verticales. «Les grands formats sont à l’échelle du corps», dit-il.
Pendant sept ans, le peintre se mesure aux grands formats, travail d’atelier solitaire, cherchant, sans se soucier de l’issue, à intégrer la forme et l’environnement. Ce faisant, il n’est pas possible d’échapper à la structure, châssis, squelette. Le support de l’oeuvre qui émerge progressivement est matériel comme est matérielle l’énergie créatrice. Dans cette confrontation, son regard s’élargit. Jusqu’à la révélation de 1990. A force d’être face à la répétition infinie, la compréhension de son travail se fait jour en lui. Cette expérience déterminante lui signale une direction. Avant ce moment décisif, son art s’éparpillait en chemins multiples, après cette révélation, il n’en demeurera qu’un seul. Unifier sa longue pratique, ses connaissances techniques, sa faim d’un ordre qui ne soit pas seulement esthétique dans une réalisation qui ne trahisse pas ce qu’il pressent du sens voilé de son travail, devient la grande affaire de sa vie.
Entre 1995 et 2018, il résout le problème de l’échelle en réduisant le format des tableaux, et de fait réduit ainsi le rapport au corps. Une atmosphère nouvelle se crée dans laquelle il tente de se maintenir. Une liberté neuve lui apparaît. Certes, tout est déjà là, mais en attente; il doit chercher dans ce brouillard ce qui lui appartient, ce qui vient de lui et de nul autre. Mais comment avancer dans l’inconnu? En redescendant de la montagne où il s’était réfugié; en étudiant pendant 20 ans les diagonales, et comment se structure une surface vierge, et tout ce qui a trait à la composition : vide/plein, détails/totalité, masses/lignes de force, rapports, mouvement/immobilité, profondeur/ surface, lumière/obscurité, clair-obscur; 20 ans durant lesquels il cesse aussi de pratiquer le monochrome. Puis il le reprend. Autrement. Le cheminement de son activité d’artiste, de sa vie se poursuit. Mais la cible n’est jamais atteinte…
Lui qui se dit plus archer que laboureur, qui cherche toujours le maximum d’intensité avec un minimum de moyens, est de plus en plus porté par un seul désir : créer de l’harmonie, de la beauté. La création, seul rempart contre le chaos. Personne n’a de maîtrise sur le monde, seul le défi passionnant mais impitoyable de l’art invite au risque de découvrir sa propre voie. C’est ainsi qu’il visite son territoire; il peut désormais revisiter les différentes phases de son travail. Est-ce la nécessité de revenir à ce qui n’a pas été véritablement compris?
En reprenant des tableaux de 2006, il éprouve le besoin de reprendre la même méthode mais avec une approche inédite. Il a découvert des lois qui régissent son activité, invariablement tournée vers l’exigence d’équilibre et d’harmonie. Oui, il peut naître une lumière de l’agencement à jamais perfectible des diagonales, des verticales et des horizontales. Ce n’est plus un réseau de lignes inertes, mais des nasses ouvertes sur l’infini. La vie profonde, rarement atteinte, peut éclater dans les rouges, les bleus, les verts qui la manifestent indépendemment des tableaux qu’ils colorent. L’immense contrainte peut donc conduire à une liberté infinie.
Ces impressions lui donnent la conviction qu’il peut aujourd’hui servir quelque chose même si ce n’est pas reçu socialement. Mais est-il possible de concilier une quête artistique, à la finalité sans fin, comme l’écrit Kant à propos de l’art, et l’économie de marché, le marché de l’art, qui ne régule rien sinon la disparition programmée de l’art en tant que recherche spirituelle. Certains créateurs n’y résisteraient pas. Ce n’est pas le cas de Renaud Jacquier-Stajnowicz qui, né en Centrafrique où il a grandi en partie, a senti la force, la vitalité primordiale qui émanait de cette terre et s’en est nourri tout au long de sa vie. Son expérience africaine l’a aussi initié au respect d’une pensée sauvage: il croit aux signes, écoute, observe car tout ce qui n’est pas perçu nous tue à petit feu.
Cet héritage, il le revendique dans cette manière opiniâtre qu’il a de vouloir indéfiniment connaître son domaine. Quand il travaille, il ne lâche pas. Pourtant, il admet qu’à partir de la quatrième ou cinquième toile, le travail baisse en intensité, la toile perd en vitalité. Il lui faut alors revenir vers un nouveau processus, résultat de son fonctionnement circulaire. Il se sent une responsabilité envers son oeuvre: elle doit circuler, comme la lumière circule sur une surface. Car selon lui, l’aventure humaine doit nous permettre d’arriver à la jonction de deux courants. Les fleuves de la vie et de la mort ? de la servitude et de la liberté?
Sa peinture, il la construit en un lieu improbable, entre deux mondes: les seuils. Oui, la peinture comme seuil, comme frontière, comme porte. Ouverture et limite, c’est là qu’il se tient. Il a besoin d’être dans un cadre. Contrainte et liberté, encore et toujours. C’est de là qu’il contemple la vérité de son art, de sa pratique, ce qui constitue le centre de son existence, la source de sa présence. Une source qui n’est pas au-delà du seuil extérieur mais par-delà les seuils intérieurs.
Contrainte et liberté chez Renaud Jacquier-Stajnowicz,
Pour Renaud Jacquier Stajnowicz, si sa peinture s'inscrit dans une continuité traditionnelle de moyens : le support, châssis toile de lin, l'encollage, la matière : "la peau de la peinture" Elle est aussi un questionnement sur son rapport à l'espace et à son appréhension à la fois corporelle, esthétique et mentale.
Objet peinture qui s'affirme ici comme un corps redressé, disposé, là, prêt à la rencontre.
Nous avons dans cet espace, la même oeuvre disposée de deux manières différentes.
Les oeuvres sont concrètement par leurs matérialité, en relation, en rapport avec le lieu d'accueil, ici, le mur, les angles. Ces rencontres sont une "élévation amoureuse", l'une inspir : extension, l'autre expir : contraction.
Elles confirment ici l'organicité des oeuvres.
Au dedans de l'oeuvre, le rapport noir/blanc : intériorité, au delà de l'oeuvre l'ouverture sur le lieu, le monde : extériorité
Il n'est plus question d'habiter seulement la toile, par la dépose d'une trace peinture, mais de faire que l'oeuvre habite cet espace, ce volume, avec les contraintes qu'il propose.
Pas de violence ici, tout est relation.
Relation dans et avec le lieu, dans lequel est inclus par sa présence même le spectateur ; celui ci par sa déambulation se déplace dans l'oeuvre qui est, au delà des propositions de Jacquier Stajnowicz, la totalité, l'espace même du lieu. Ces propositions artistiques sont une réconciliation, avec une réalité, là, maintenant.
“Je suis tout ce qui est, qui était et qui sera et aucun mortel n’a soulevé mon voile” (1)
Et si cette inscription s’adressait à la peinture même, à l’art simplement, comme si l’événement de peindre, la cérémonie de la peinture nous livrait l’impossibilité du dévoilement. La peinture
donnera-t-elle ce coup de main, ce geste “à l’arraché” par lequel le secret se laisse dérober.
Il y a bien ici comme en fraude quelque chose qui s’introduit et qui rend inutile le souci de la compréhension.
Et pourtant, tout est là, à portée de main, des couleurs transparentes et profondes, impérieuses, refuge de l’innocence, clé d’une communauté de langage, de relations des êtres entre eux.
Jacquier-Stajnowicz choisit le monochrome, manière physique d’amener la surface à l’incident, rendant fragile toute prise. La couleur non descriptive évite l’inflation “radicale” afin de
privilégier l’intervention, le passage de l’acte de peindre.
Non tenu par une doctrine ou un système clos, le geste peut librement sonder l’espace pictural et faire s’enflammer le réel à s’écarquiller les yeux, représention de “l’imprésentable” ou “éclat
de présentation”. Le réel “propriété de ce qui sature les sens” selon Valéry (2), déborde jusqu’à l’excès, excès qui insiste et résiste jusqu’à nous laisser interdit. L’absence de sujet ou plutôt
son trop plein, s’élève au-dessus, ouvrant un champ où l’échelle du tableau est bien l’échelle du corps.
La peinture forme une famille où se noue l’alliance entre l’oeil et le coeur dans le flux et le reflux du pas du marcheur, des pulsations. Blanc, noir, bleu, le regard s’écrase, scrute l’image,
arpentée du sol au mur et au-delà, confrontée à l’espace du lieu, refermée dans son mutisme.In extremis, à toute vitesse, la peinture échappe au contrôle, à la fermeture qui l’entraîneraient vers
un fini où se perdrait l’équilibre entre “personnel et impersonnel”, ce juste point entre l’être et la nature.
Cette démarche volatilise les idées tenaces d’une peinture/objet, peinture de chevalet/peinture sculpture. Y. Klein (3) affirme que “ses propositions monochromes sont des paysages de liberté, je
suis un impressionniste et un disciple de Delacroix”. Jacquier-Stajnowicz le rejoint bien dans la dématérialisation de la couleur en corps “immaculé, calme, détendu”.
La peinture exhibe son secret jusqu’à nous laisser tout essoufflé, médusé, à l’arrivée et sur le tranchant de la toile, “petite soeur”, il faudra désormais nous souvenir de ce qu’il y avait avant
; vu entre plaIsir et déplaisir. Seule, la peinture permet cette poursuite, cette façon de dévaler la surface dans la lumière, peu importe la distance pour nous sujet “insupportable enfant gâté”
(4). La poursuite n’a de raison d’être qu’à toucher l’invisible dans le visible, à l’instant où l’espace entre moi et les choses n’est relié que par l’expérience vécue.L’intensité plastique des
oeuvres de Jacquier-Stajnowicz rend presque possible d’explorer ce qui impulse le geste et inversement son silence nous trouble, en se gardant bien de la montrer.Ce trouble est sollicité, quand
il vient faire vaciller nos codes jusqu’à faire s’effondrer notre volonté de puissance et susciter l’affolement. Alors, une certaine idée du beau s’immisce par surprise, en un éclair.
1 Inscription du Temple d’Isis, E. Kant, critique de la Faculté de Juger (CF) Akademie Ausgabe, Berlin 1913
2 P. Valéry, dans ses cahiers
3 Y. Klein, dans son journal, 23 août 1957
4 C. Lévi-Strauss
Renaud Jacquier :
« Nous sommes tous fils de la lumière »
SES COPAINS, artistes comme lui, disent qu’il a de la chance d’être chouchouté par Anne et Jean-Claude Lahumière, cou- ple de galeristes attentif à l’art émergent. Deux mois d’exposition personnelle au cœur du Marais à Paris positionnent un artiste, flattent l’ego. Rituel du vernissage, les amis l’ont entouré, ils ont trinqué, échangé des regards complices. Les collectionneurs ont acheté. Renaud pour les intimes, Jacquier Stajnowicz pour la signature, savoure le moment sans exubé- rance, comme toujours. Marqué au cœur par le poinçon de l’amitié, de la reconnaissance : « Je ne suis pas excité ; à la fois ça me semble un déroulement normal et c’est motivant pour continuer ».
Depuis quatre ans, ses toiles se partagent les murs blancs de la galerie. Elles partent, pour ne plus revenir, vers les foires d’art contemporain de Bâle, Francfort, Cologne et la voisine Fiac de Paris.
Scène de la vie d’une toile. Naissance dans l’atelier sous la charpente de la maison de Chavanod. Un vrai corps à corps consenti, provoqué, sans violence, une fusion entre l’esprit et la matière. Chaque peinture est l’aboutissement aléatoire et tem- poraire d’un cheminement perpétuel.
Le sentier de la création
Comme tout artiste, Jacquier Stajnowicz a évolué par saccades. Un palier à peine franchi, il gravit le suivant. Il insiste sur la notion de passage. Ainsi il baptise son exposition parisienne « Tout seuil a son gradin ». Une étape suivant celle du musée d’Echirolles : « Le lieu est un seuil »
.
Dans les années 90, il coule du plâtre sur de l’isorel, projectionne des pigments, scarifie cette chair généreuse ou procède par collage d’objets ou de textile. Pas de chance, son exposition à Bonlieu plaît. « J’avais l’impression de proposer du rêve. Ce n’est pas ce que je recherchais. Je voulais amener les gens vers eux-mêmes ». Comble de l’orgueil créatif ou de l’humilité. S’ensuit une année de doute et de dépression. Au grattage de cette matière épaisse, il gagne une fertilité retrouvée dans l’épure et la couleur unique. Comme s’il lui fallait expier ses délires luxuriants afin d’atteindre l’essentiel, sans cesse menacé. Mise à l’écart radicale de tout signe d’écriture, de traces d’imaginaire, d’émotion. « Avant j’étais orgueilleux, je manipulais avec le fruit de mon imagination ». Il transite un temps en monochromie, se réalise en de vastes étendues de blanc poudré, de noir lumi- neux. Il finit par se rabibocher avec la couleur qui l’a vu débuter en des pièces figuratives et surréalistes. Témoin de l’étape précédente, il conserve des pièces où le noir et le blanc s’unissent sans se fondre, sans s’opposer. Aujourd’hui, dit-il, c’est l’offrande minimum du peintre. Sans vergogne il nous abandonne dans un face-à-face avec sa rigoureuse organisation des cou- leurs, la singularité des formes des tableaux. Renaud Jacquier considère, lui, que sa peinture « est contemplative, perceptible par tous ».
Il pousse l’expérimentation jusqu’à casser les châssis, à façonner des formes géométriques variées, réunies en une compo- sition multiple et unique. Surtout pas de cadre, trop réducteur, mais un ensemble captant la lumière, la renvoyant, s’ouvrant vers le monde, le magnétisant.
Dans cet exercice, le peintre se plaît à jouer les menuisiers. Il scie, ajuste, visse les supports de bois : « J’aime ce travail, je pense à mon grand-père menuisier à Meillerie. Il construisait de larges barques qui transportaient les pierres de la carrière vers Genève ». Il prend un plaisir gourmand dans la confection de coffres en contre-plaqué, tapissés de draps usagés. Ils se font écrins pour le transport des toiles. Préparatifs jouissifs, préalables au voyage créatif.
Renaud dessine scrupuleusement le plan de chaque composition sur du papier à petits carreaux. Les feuilles conservées gonflent un épais classeur à anneaux. Chaque châssis est peint à plat, avant d’être assemblé, fixé aux autres et enfin admis à se présenter à la verticalité de l’accrochage mural.
Les titres se glanent au hasard des lectures dans la littérature ou les textes sacrés. « As-tu vu les portiers du pays de l’ombre » (Job) signe sa dernière création prête à partir pour Francfort. Encore la notion de franchissement. Les titres s’allongent par- fois sur trois lignes, ce qui provoque des sueurs froides aux concepteurs de catalogues. En hommage à sa mère d’origine polonaise, il signe du nom de ses deux parents.
Rigueur et fantaisie
La vie de Renaud décrit une parallèle avec la rigueur attentive de son travail. Avec Odile Wieder, son épouse, et leur fils Yohan, ils occupent une maison dans un hameau de Chavanod, au bout du bout d’une petite route qui s’arrête là. Leur luxe : le ronronnement du Fier au fond de sa gorge, vrombissement d’un train invisible, les collines boisées ou grasses des labours printaniers échancrées sur le château de Montrottier.
Après la visite de l’atelier, l’hôte invite à une salutation vespérale au jardinet, son deuxième espace de couleurs. Sans barrière ni plate-bande rectiligne, fleurs, arbustes et herbe vivent dans une harmonie imaginée par le jardinier-artiste. Les bourgeons roses des pommiers du Japon prêts à exploser, un rond de violettes, des buissons de lilas en attente de libération de leur mauve, de leur blanc. Pratique artistique à tous les étages : saxo du fils, chant de la mère, peinture du père réfugié sous le toit. La lumière pour tous. Elle est essentielle dans la vie du peintre et dans son œuvre : « Nous sommes tous fils de la lumière. Elle est le noyau essentiel, pure intelligence vers qui on peut s’abandonner ».
Soleil couchant, un thé pris dans la cuisine. La tête du bouvier bernois se faufile sous l’avant-bras et écoute...
Le petit Renaud est né et a vécu en Centrafrique, où son père originaire du Chablais exerce le métier d’avocat à Bangui jusqu’à l’expulsion par Bokassa en 68. A l’âge de 6 ans, la santé du garçonnet le contraint à demeurer en France. Il effectue sa scolarité dans diverses pensions choisies selon le domicile de parents ou amis susceptibles d’assurer une présence. Il tran- site à Lyon, où son parrain, le juge François Renaud, assassiné alors qu’il enquêtait sur le milieu lyonnais, l’héberge en fin de semaine : « Un être fascinant et paradoxal ». Il porte son nom en prénom, car le magistrat était un ami de maître Noël Jacquier depuis leurs études de droit.
A 20 ans, Renaud le jeune entre aux Beaux-Arts d’Annecy. Son maître, Bernard Palacio, éduque son regard, impose disci- pline et rigueur qui influencent ses premiers jets. Suivent cinq années d’errance sur la terre d’Afrique : « Je ne savais pas ce que je voulais faire, mais je savais ce que je ne voulais pas faire ». Vie sulfureuse d’aventurier, pendant laquelle il ne cesse de dessiner, planquant ses feuilles sous le coude, au fond des sacs de voyage. A 27 ans, retour à Annecy, son point d’ancrage et décision de se jeter dans la peinture. Un marchand de biens lui loue une chambre et une cuisine bon marché, rue Sommeil- ler à Annecy. Son père lui commande une fresque pour son bureau, des copains lui procurent des boulots. Il rencontre Odile : « Quand on se trouve dans la justesse, la vie nous aide ».
Renaud Jacquier souhaite que l’aide vienne un peu du service public. Vendre dans une galerie le ravit, mais il considère également que « les lieux publics ont une vocation pédagogique et d’accès gratuit à la peinture pour le plus grand nombre ». Se présenter dans les musées ou les espaces d’expos largement ouverts, c’est bon pour la notoriété, ça ne rapporte pas gros mais autorise des expériences. Ce fut le cas à Echirolles où le lieu fut totalement intégré dans la peinture. On ne désespère pas de voir un tel travail à Annecy.
Le tableau lui-même, sa forme, je parle ici du support et de son fondement, c’est à dire le châssis.
Il ne peut fonctionner que parce qu’il est posé ici, sur le mur. Je ne peux oblitérer le va et vient entre le tableau et le mur,
d’où le travail de découpe du tableau.
La toile elle-même, tendue sur le, les chassis, accueille la dépose de la peinture et sa trace.
Pourquoi cet acte de dépose est-il toujours contemporain du monde ?
Il est un des lieux idéalisés de la mise à jour, à vue, de problèmes liés à ce :
“Tout est relation”.
L’un et le multiple
Le fond et la surface
Le plein, le vide
L’austérité et la fantaisie
Radicalité et tendresse
Opacité et transparence
Mobilité et immobilité.
In fine tous les opposés
Déposer ici, ces oppositions, les faire jouer, danser, les concilier, c’est rendre ce “tout” possible pour soi-même et pour le monde.
JACQUIER STAJNOWICZ
Là, me revient le souvenir de ma mort.
Dans celui à venir, je me rappelle de Maurice Blanchot,
"dans la clarté du jour et de la nuit".
En ces hauteurs,
l'air est si frais.
La parole est assourdie, absorbée qu'elle est, par cet espace alentour,
que je pressens, infini.
Des Rimzentrofs passent ici et là, en surprise, comme dans un angle aveugle.
Je ne peux pas dire que je les vois, je les devine plutôt, et sur mon épiderme glisse
la sensation de leurs plumes, aussi légères que le plus léger des duvets.
(Est-ce des plumes ?).
La rosée est absorbée par le sec, et le sec par l'humide.
L'humus est souple sous le pas du marcheur, il émeut !
J'entends des cris qui m'apparaissent inaudibles ;
Je ne sais d'où ils viennent. Serait-ce d'en haut ? Serait-ce d'en bas, à droite, à gauche,
ou ailleurs,
là, à l'intérieur ?
Je comprends bien qu'ici, les phrases telles que : "c'est cela, c'est ceci"
ou encore, "ce que je dis, sais", sont des incongruités ;
d'ailleurs, si par le passé je les ai prononcées,
les réponses que j'obtenais alors, étaient incompréhensibles,
ou plutôt, d'une compréhension autre, où la raison se démembrait.
C'est pour cela qu'ici, ce qui s'y passe demeure insaisissable ;
je les appelle donc des Rimzentrofs, et faute de mieux, ce que je peux vous dire,
c'est qu'ils ont un rapport de cousinages avec les oiseaux.
Seraient-ce des oiseaux ? Je ne sais.
Ici, oui et non n'existent tout bonnement pas !
Pourtant, ils sont
JACQUIER STAJNOWICZ. 2017